LA FOLLE
CAVALE DU BUS 31
QUI VOULAIT
VIVRE LIBRE
C’est à la station
Vauvenargues que le jeune bus 31 prit conscience qu’il ne transportait plus
aucun voyageur, les derniers venant de le quitter.
Il avait déjà pris les
habitudes des anciens et ses roues devaient normalement le conduire rue
Ordener, et de là le mener jusqu’à la mairie du 18eme et ensuite gare de l’Est,
comme d’habitude, comme toujours…
Coup de chaleur hivernale,
puberté résurgente, sauvagerie mal domptée, il prit sur la gauche, enquillant
la rue Championnet, augmentant dangereusement sa vitesse, pour stopper in
extremis devant le feu rouge situé à l’angle de la rue Letort.
La suite de la rue
Championnet lui parut bien morne. Dans son exaltation inquiète, il avait besoin
de communiquer et instinctivement il prit sur la droite la rue Letort qui lui
parut de plus en plus animée au fur et à mesure de sa progression. De nouveau,
il prit de la vitesse, grisé de liberté. Laissant le bas de la rue Duhesme sur
sa droite, il déboucha sur la rue du Poteau.
Il était 13 heures. Ce
n’est que grâce au réflexe de son chauffeur que le bus 31 ne finit pas sa
course dans la boucherie d’en face, écrasant de sa masse toute la rôtisserie de
poulets rôtis, de gigolettes de dindes et de cochons de lait.
Il tourna à fond le volant
et freina de toutes ses forces, stoppant le bus à deux millimètres d’un poteau
de trottoir antistationnement et d’un chariot du fruitier à l’angle du haut de
la rue Duhesme.
vers le bus 31, immense baleine soudainement échouée en cet endroit central.
Le bus 31 est l’un de ces
bus à soufflets, dont la longueur est quasiment égale à celle de deux bus
normaux. De ce fait, il lui faut des parcours offrant des virages suffisamment
larges pour lui permettre de tourner aisément.
Ce n’était pas le
cas : La rue Letort est très étroite quand elle débouche à angle droit sur
la rue du Poteau qui elle même n’a pas la largeur d’un boulevard.
De ce fait le bus 31
échoué barrait en biais la rue du Poteau par son avant, alors que sa queue s’épanouissait
rue Letort.
Il était 13h05. Après
quelques instants de stupeur, les habitants du lieu reprenaient leurs esprits
et la parole reprenait ses droits :
C’est un malade, il est
dingue, mais qu’est ce qu’il fait là, il a bu, il s’est perdu, heureusement
qu’il y avait personne, il serait mort, oui et pas de voiture non plus, il a de
la chance, il a eu son permis dans une pochette surprise, j’ai déjà vu ça à
Mesnilmontant il y a 30 ans, il peut pas rester là, faut qu’il avance, non faut
qu’il recule, il peut manœuvrer, pourra jamais repartir, conducteur du dimanche, etc…
Et il faut bien dire que
de mémoire du plus vieux commerçant du quartier, on n’avait jamais vu de bus 31
dans ces rues, ni d’ailleurs aucun bus en aucun temps…
Il était 13h15 quand on
entendit le bruit de la remise en marche du bus 31. Il avança des deux
centimètres qu’il avait devant lui, puis entreprit de reculer de 10 centimètres,
et ainsi de suite, une dizaine de fois.
Tous les conseilleurs de
la création étaient là : Tourne à gauche, mais non à droite, mais braque
nom de dieu, contrebraque maintenant, mais quel con, ah si j’avais le droit de
le conduire, moi…
Il était 13h30 quand le
chauffeur coupa le contact et s’abattit sur son volant, désespéré, immobile.
Un flic, normalement
affecté à la traversée d’un passage piéton, rappliqua. Il circula un bon
moment, portable à l’oreille, tournant autour du bus, cherchant sans doute des
motifs d’irrégularité lui permettant de corser ses amendes.
Pendant ce temps, camions
et voiture arrivés sans contrôle par les rues du Poteau, Duhesmes et Letort,
commençaient à s’accumuler et klaxonner.
Certains voulaient
reculer, mais ne le pouvaient pas, bloqués par ceux qui préféraient attendre.
Il était 14 heures quand
on entendit les sirènes des pompiers, accompagnés de nouveaux flics. Les
camions de pompier rusèrent et parvinrent jusqu’ au bus en empruntant la
partie piétonne de la rue Duhesme. Ce qui ne servit strictement à rien, si ce
n’est à sortir le chauffeur de son bus, et lui faire avaler quelque chose pour
le remettre.
Les commerçants
commençaient à faire front indigné :
Ca va nous faire perdre
une journée de recettes, je dois être livré, les camions ne peuvent pas passer…
Les passants goguenards
s’accumulaient : faut le faire sauter, c’est la seule solution, la
dynamite ça me connaît, si on veut, je m’en occupe, faut le renverser sur la
droite, ça laissera un passage pour les voitures, faut faire venir une grue, et
pourquoi pas le couper en deux, l’avant pourra avancer et il suffira de
remorquer l’arrière, mais non faut couper les poteaux du trottoir et virer les
chariots du fruitier, il pourra tourner sur le trottoir, c’est quand même pas
compliqué…
Il était 14h30 quand les
pompiers repartirent et que survint une brigade d’employés de la RATP tout de
vert vêtus, munis de portables dont ils entreprirent de faire un usage
intensif. A un moment, l’un d’eux, peut-être un chef, convoqua tous les autres,
leur expliqua quelque chose et ils se dirigèrent vers l’arrière du bus auquel
ils se collèrent.
C’était difficile à croire : ils avaient
l’intention de soulever l’arrière du bus et le déplacer avec leurs petits bras
musclés. Le « chef »
menait l’opération par des
« ho, hisse ». Et la foule hilare reprenait en chœur « ho
hisse ».
Rien n’y fit, le bus ne
bougea pas d’un centimètre, il fallut
bien que le chef reconnaisse qu’un bus, même 31, c’est sacrément lourd.
Vers 15 heures arrivèrent
en ordre militaire plusieurs dizaines de flics au petit trot. Leur
mission : nettoyer le quartier, devenu entièrement paralysé, de ses véhicules en stationnement
involontaire.
Il leur fallut une petite
heure mais il faut reconnaître qu’ils y parvinrent, postant des plantons aux
entrées des trois rues pour en bloquer l’accès.
C’est vers 16 heures
qu’arrivèrent plusieurs véhicules RATP. En descendirent des individus dont on
voyait bien qu’ils étaient plus hauts dans la hiérarchie que ceux qui zonaient jusque
là autour du bus. D’ailleurs ils avaient des costumes civils non RATP.
Et on le vit, le
« héro ». Ce n’était pas marqué dessus, mais on le devinait, à sa
manière de marcher, à la façon attentionnée par laquelle les pontes
l’entouraient en lui parlant doucement avec révérence.
Il examina le bus d’un air
calme, neutre et assuré. Il hocha légèrement la tête. Et puis il retira sa
veste, la prit sous son bras.
Il ne fit pas de
mouvements d’étirement, ne salua pas la foule, mais c’était tout comme.
Il monta dans le bus
abandonné, régla ses rétros, mit le contact.
De nouveau le silence se
fit dans la foule, on n’entendait plus que le moteur du bus.
Le bus recula, repartit en
avant, en arrière, et miracle, le cul du
bus n’était pas revenu au même endroit. Il fallut quatre ou cinq manœuvres, pas
plus, la foule applaudit et le bus se trouva bientôt aligné rue du Poteau,
glorieux. Il était 16h15.
La RATP avait gagné, et on
s’attendait presque à ce que le chauffeur se présente à la portière pour saluer
la foule, ceint d’une couronne de lauriers. Mais non, un ponte vint lui dire
quelque mot, et il repartit, héro modeste.
Le jeune bus 31 avait été
maté. Jamais il ne connaitrait l’Exopotamie. A moins qu’une révolte, collective
cette fois…
Texte de Jean-Michel R.
(dont je ne donne pas le nom sans l'accord)